La collection printemps et vers des éditions Mesures Traductions, vente par abonnement, éditions de leurs propres poèmes…Françoise Morvan et André Markowicz misent sur les fées bretonnes et la confiance des lecteurs.

Par Marie Ndiaye (Libération du 20 avril 2023)

La maison Mesures, éditions fondées en 2019 par Françoise Morvan et André Markowicz, se fonde sur un pari intrépide, tient même de celui-ci, il me semble, sa morale, son principe et son devoir : en s’abonnant pour une année on reçoit cinq livres et l’entière confiance qu’on accorde aux deux éditeurs nous dispense de craindre de ne pas aimer tel ou tel recueil, on sait qu’on les aimera, non pas en dépit du fait que, peut-être, on ne connaisse ni les noms de Aïgui ou de Tchirikov mais presque en raison de cela : deux grands lecteurs nous transmettent l’amour et l’admiration qu’ils éprouvent pour ces auteurs, sentiments d’autant plus trempés, éprouvés, qu’ils les traduisent. Les lecteurs les plus sourcilleux en même temps que les plus délicats, les plus tendres, les plus jaloux de la langue mais, par ailleurs, les plus conciliants envers l’usage parfois original de cette même langue, ne sont-ils pas les traducteurs ?

Méticuleux. Il y a aussi Tsvetaïeva, Shakespeare, Blok, Harms, tous écrivains traduits du russe ou de l’anglais par Morvan et Markowicz. Les livres sont beaux, parfaits ouvrages d’artisansméticuleux, soucieux des détails – papier d’un grège délicat, aquarelle ou fragment d’un tableaucomme un panonceau carré sous le titre.

Françoise Morvan a fait paraître chez Mesures, entre autres, une tétralogie poétique : « Sur champ de sable », tel est le titre mystérieusement héraldique qui rassemble Assomption, Buée, Brumaire, Vigile de décembre. Chaque recueil évoque une Bretagne (on le pressent, on le devine, le nom même n’est jamais cité me semble-t-il) où se coulent furtivement dans les herbes animaux et sylphes, renards et fées, où les vieux meubles vivent et s’expriment dans l’obscurité de maisons vaguement inquiétantes : « Armoire /Pétrie d’un bois de tourbe /Plus amer et dur que le fer /Elle affronte en taureau de forge /Le froid des nuits d’hiver /Mais geint pour s’ouvrir /Mi-fourbe et faible /Feignant sa souffrance /Et sa plainte exaspère. » Aucun « e », aucun « nous » ne prend la parole, seul un « on » discret, ténu mais obstiné, vaillant s’énonce parfois, et c’est ainsi que les poèmes paraissent être écrits au genre neutre – un genre trompeusement doux, faussement paisible comme le silence du village que déchirent soudain des cris ou des pleurs, ceux, imagine-t-on, d’une femme violentée : « L’homme aux mains rudes /Aux lèvres gardant une odeur de vin. »

Je crois volontiers que ce « on » est le pronom par lequel s’incarne la voix intérieure d’une narratrice revoyant en vrai ou en imagination les lieux de l’enfance et réussissant à se mettre au niveau de pensée, de compréhension du monde de la fillette d’autrefois. Cela ne va pas sans douleur souvent, la vie était dure aux enfants et les adultes souvent plus effrayants que lutins, fantômes ou génies. Le temps a passé, des gens sont morts (amis perdus) mais leurs âmes hantent les maisons vides, protectrices ou menaçantes, on ne sait trop. La maison déserté est-elle vendue, quittée à jamais ? Une mélancolie retenue, pudique baigne les pages, ainsi que quelque chose de naturellement altier qui se pose même sur l’objet le plus commun, sur l’être le moins considérable : « Un renard enfouit sa fourrure /Dans le roux des fougères /Et fuit en feu léger /Enfin fiancé à sa puissance /Vers l’orée embuée de bleu.»

Courtoise. Chez Actes Sud, Françoise Morvan a publié « Vie et moeurs des lutins bretons » et « la Douce vie de fées des eaux ». Elle nous encourage, par la grâce d’une écriture courtoise, précise, ni lyrique ni sèche (j’aimerais dire galante) à accueillir sans terreur ni malaise ce dont nous avons parfois l’intuition, quand une aile insaisissable frôle notre joue, quand des pieds menus ou de tout petits sabots invisibles foulent soudain une herbe qu’on voit frémir et se froisser : les follets dansent parmi nous.